Mémoires d’Hadrien

Version 2
Buste romain au Met (GS, 2011)

Mémoires d’Hadrien est le troisième livre de Marguerite Yourcenar à passer entre mes mains, après L’ Œuvre au Noir et Feux. L’ Œuvre au Noir fut un choc, celui de ma rencontre avec cette auteure, et avec un texte qui satisfaisait chacune de mes aspirations l’égard d’un roman : beauté du style, intérêt du sujet, et une troisième dimension, que j’aurais envie d’appeler « sagesse », car « philosophique » me semblerait excessif, bref la profondeur du propos et son intelligence. Mémoires d’Hadrien est un texte très proche dans ses ambitions et dans sa forme. Il y est question d’un grand homme, mais surtout d’un grand esprit, d’un humaniste, s’intéressant au Beau et au Bien, et les poursuivant dans chaque aspect de sa vie, des rapports avec ses pairs à ses ambitions artistiques.

« César avait raison de préférer la première place dans un village à la seconde à Rome. Non par ambition, ou par vaine gloire, mais parce que l’homme placé en second n’a le choix qu’entre les dangers de l’obéissance, ceux de la révolte, et ceux, plus graves, du compromis. »

            Comme celle de la Réforme, que traverse Zénon, l’époque ici décrite, le IIe siècle de notre ère, est une époque charnière, car l’homme y est plus que jamais maître de son destin, libre de se choisir une transcendance, et c’est ce qui intéresse Yourcenar : ce qu’un homme libre et conscient de cette liberté peut faire de son existence. Les Carnets de notes de Mémoires d’Hadrien, fragments qui éclairent partiellement la genèse de l’œuvre, s’ouvrent ainsi sur cet extrait de ma correspondance de Flaubert « Les dieux n’étant plus, et le Christ n’étant pas encore, il y a eu, de Cicéron à Marc Aurèle, un moment unique où l’homme seul a été ». Zénon est libre dans son esprit seulement, car pourchassé et persécuté par les détenteurs de l’autorité qui sapent les ambitions des progressistes au nom d’une religion dogmatique et obscurantiste. Hadrien quant à lui est libre tant dans ses actes que dans ses pensées, puisqu’il est l’homme qui règne sur l’empire régnant sur le monde, à l’époque de son apogée, et que rien ne semble alors en mesure de menacer. Pourtant, jetant un regard rétrospectif sur l’ensemble de sa vie, l’empereur insiste sur des facteurs extérieurs à sa volonté lorsqu’il raconte ce qui l’a façonné, de son adoption par Trajan, pour laquelle il s’en remet à un cercle de proches de l’empereur conquérant, au suicide d’Antinoüs, le chagrin le plus terrible qui ait marqué sa vie.

            Dans ses deux œuvres majeures, Yourcenar ne distingue des hommes admirables que pour mieux souligner son pessimisme concernant la nature humaine. Ces deux livres ont été le fruit d’une lente maturation, chacun commencé dans la jeunesse de l’auteure, et achevés après plusieurs décennies, au cours d’une période marquée par la Seconde guerre mondiale, l’exil et le déchirement du monde. Imprégnée par son siècle, cette œuvre n’en reste pas moins actuelle, tant les plaidoyers pour le libre-arbitre, l’ouverture à l’autre (notamment à l’Orient), ou la poursuite du savoir et de la sagesse, restent puissants.

« La mémoire de la plupart des hommes est un cimetière abandonné, où gisent sans honneurs des morts qu’ils ont cessé de chérir. Toute douleur prolongée insulte à leur oubli. »

            Ma préférence va pourtant à L’ Œuvre au Noir, roman en apparence plus simple et moins ambitieux, mais au fond plus puissant. Les Mémoires sont un exercice d’une grande virtuosité, tant par le travail de documentation que par l’écriture, l’érudition marque chaque paragraphe, le texte est maîtrisé tant sur la forme que sur le fond, chaque mot a été pesé et l’auteure a pris garde à ne pas écraser de connaissances le lecteur, à ne pas l’étouffer de descriptions superflues. L’ Œuvre au Noir, qui se situe à une époque moins lointaine, est un roman non moins documenté, où les multiples références sont autant de portes ouvertes sur les œuvres des grands penseurs de l’époque. De surcroît, Yourcenar s’y est taillé un héros à sa mesure, et n’y est plus écrasée par le poids de l’histoire et par sa très grande exigence de véracité et d’exactitude : là aussi le fond du tableau est défini selon des règles strictes, mais le modèle est imaginé. Le portrait n’en est que plus vivant, plus puissant, et c’est là que la romancière montre l’étendue de son talent, qui dépasse de loin celui d’une simple historienne.

            Les Mémoires d’Hadrien sont donc incontestablement un roman majeur de l’histoire de la littérature, une entreprise d’une grande ambition, où la sensibilité valse avec l’érudition, où chaque page réinvente la définition de la grâce, où le style est assez brillant pour être successivement éclatant et transparent. On regrettera seulement que l’auteure, sa créativité et sa sensibilité n’aient pas trouvé davantage à s’y exprimer, s’autorisant plus de liberté et assouplissant les contraintes peut-être trop strictes de son projet littéraire. Ce faisant, le risque eut été de mettre en péril l’équilibre subtil trouvé par Marguerite Yourcenar entre la littérature et l’histoire, épreuve de funambule qui fait toute la majesté de cette œuvre.

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